BASE

Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement/Biotechnology, Agronomy, Society and Environment

1370-6233 1780-4507

 

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Yves Beckers

L’équilibre des rations alimentaires des bovins : quelques pistes pour améliorer l’efficience azotée

(Volume 17 (2013) — numéro spécial 1)
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Annexes

Résumé

L’objet de cet article est de présenter des pistes alimentaires qui, activées au sein des exploitations, devraient permettre de réduire les rejets azotés des bovins et de fournir les premiers éléments concernant leur transposition au sein des exploitations agricoles. Les ruminants ont la capacité de digérer les hydrates de carbone de structure des végétaux et de produire de la viande et du lait pour la consommation humaine. Au niveau des cellules animales, les acides aminés sont indispensables pour assurer l’entretien et les productions. Ces acides aminés sont issus de la digestion intestinale des protéines microbiennes et des protéines alimentaires non dégradées dans le rumen. L’efficience azotée des ruminants est classiquement faible et très variable. L’excrétion d’azote dépend essentiellement de la quantité d’azoté ingérée et de la productivité animale. La connaissance des mécanismes de la digestion et du métabolisme azoté permet de tendre vers une efficience azotée grandissante. Les facteurs clés reposent sur l’utilisation dans le rumen de l’azote, la dégradation dans le rumen des protéines alimentaires selon la ration et le fourrage, le contrôle des micro-organismes responsables de la dégradation des protéines alimentaires et la formulation adéquate des rations évitant les excès de protéines par rapport aux besoins des animaux. L’efficience azotée est de plus très dépendante des apports énergétiques à la fois au niveau du rumen et des cellules animales des ruminants. Le métabolisme azoté au sein du rumen est considéré comme crucial pour moduler l’efficience azotée des ruminants et est en partie fonction des conditions propres à chaque exploitation agricole.

Mots-clés : fourrage, bovin, ration, alimentation des animaux, métabolisme de l’azote

Abstract

A balanced diet for bovines: strategies to improve the efficiency of nitrogen use. The main aim of this paper was to present some feeding recommendations, which, when applied on the farm, would increase nitrogen use by bovines and to give information as to how the effects of the nitrogen produced can be reduced. Ruminants have the ability to digest structural carbohydrates and to produce meat and milk proteins for human consumption. At the animal cells level, amino acids are essential for biological functions, mainly involving their maintenance and production. These amino acids are supplied by the intestinal digestion of microbial protein and feed protein that escapes microbial degradation in the rumen. Today, the efficiency of nitrogen utilization is typically low and highly variable in ruminants. Nitrogen excretion by ruminants mainly depends on the level of nitrogen intake and of the animal’s productivity. Optimal N utilization may be achieved through an understanding of the key mechanisms involved in the control of N digestion and metabolism. These include the efficiency of N capture in the rumen and the protein degradation according to the type of diet and forage, the control of the rumen microorganisms involved in protein degradation and the proper formulation of the diet, avoiding feeding excess protein in relation to requirements. The dependence on energy supply in transferring feed nitrogen into milk and meat protein is strong both at the rumen and the cell levels of ruminants. The rumen metabolism is identified as the single most important factor contributing to the low level of efficient use of nitrogen in ruminants and partially depends on practical farming operations.

Keywords : forages, rumen, digestion, cattle, rumen, rations, animal feeding, nitrogen metabolism, digestion

1. Introduction

1Au sein des exploitations agricoles, les animaux de rente possèdent la capacité de transformer la biomasse végétale en produits consommables par l’homme tels que le lait, les œufs et la viande. Par rapport aux porcs et aux volailles, cette capacité est inégalée chez les bovins car ils peuvent, du point de vue énergétique, produire des quantités appréciables de lait et de viande au départ d’aliments riches en hydrates de carbone de structure (i.e. les fibres ou glucides pariétaux), dont les fourrages constituent le fer de lance et, du point de vue protéique, transformer les composés azotés non protéiques en protéines de haute valeur biologique pour l’homme. Cette capacité repose sur deux principes fondamentaux : la synergie avec les micro-organismes du tube digestif, principalement au niveau du rumen et une adaptation de leur métabolisme.

2Les connaissances actuelles permettent de bien définir les nutriments nécessaires aux activités des bovins à l’entretien et en production. L’étape suivante consiste à identifier les aliments pouvant fournir les nutriments requis en tenant compte des règles biologiques de la digestion et du métabolisme des ruminants. Cette étape procède du nutriment à l’aliment et est relativement universelle pour une catégorie animale donnée.

3Au sein des exploitations, il importe pour tout agriculteur de valoriser au mieux les aliments disponibles sur l’exploitation en produits commercialisables au sein de la chaine alimentaire tout en se basant sur des règles biologiques identiques. Par analogie, ce cheminement procède cette fois de l’aliment au nutriment, et est très variable selon le temps et l’espace.

4Produire une ration équilibrée pour un bovin consiste à réaliser l’adéquation entre les besoins en nutriments des animaux et les apports des aliments sous contraintes multiples. À côté des contraintes biologiques, celles à caractère économique prévalent au sein des exploitations afin, d’une part, de fournir des produits répondant aux règles du marché économique et, d’autre part, de générer un revenu au sein de l’exploitation. Au sein de la CE, les contraintes environnementales et les considérations sur le bien-être animal dictent aussi cet exercice et influencent profondément les itinéraires techniques des bovins au sein des exploitations. Concernant l’azote, les contraintes environnementales ont pour objectif de limiter les rejets azotés des animaux au sein de l’espace agricole, principalement de réduire l’excrétion des composés azotés susceptibles de générer des nitrates au sein des nappes aquifères. L’objet de cet article est de présenter des pistes alimentaires qui, activées au sein des exploitations, devraient permettre de réduire les rejets azotés des bovins et de fournir les premiers éléments concernant leur transposition au sein des exploitations agricoles.

2. Les rejets azotés des bovins

5Durant le cycle de transformation de la biomasse végétale, les bovins se montrent nettement incapables de transformer totalement les composés azotés ingérés en protéines consommables par l’homme. L’efficience azotée mesure cette aptitude et se calcule par le rapport entre les composés azotés retenus sous la forme de croissance musculaire ou exportés sous la forme de lait et les composés azotés ingérés. Par définition, un bovin adulte ne produisant rien aura une efficience azotée nulle, alors qu’une vache laitière et un taurillon en croissance intensive auront une efficience comprise le plus souvent entre 10 et 40 % (Calsamiglia et al., 2010).

6L’azote est principalement rejeté par les animaux dans l’environnement par les voies fécale et urinaire. Suivant la première voie, les causes imputables sont majoritairement liées à la fraction azotée indigestible des aliments, alors que pour la seconde, les origines sont principalement d’ordre métabolique.

2.1. Les pertes azotées fécales

7Piloter les pertes azotées par la voie fécale se réfléchit principalement en fonction de la digestibilité des aliments. Historiquement, la digestibilité fécale des composés azotés était employée pour évaluer les pertes azotées fécales. Selon cette approche, l’utilisation d’aliments caractérisés par une digestibilité élevée de ses composés azotés constituait le moyen le plus simple de limiter les pertes azotées fécales. En pratique, cette approche favorise les aliments riches en composés azotés (Figure 1) car il est acquis que les aliments contiennent en moyenne de 5 à 6 g d’azote non digestible par kg de MS (soit 35 g de matières azotées non digestibles), indépendamment de leur teneur en azote ou en MAT (N 6,25). Cette approche est de plus très simpliste face à la complexité du fonctionnement du tube digestif du ruminant car elle ne permet pas de raisonner les apports azotés selon leur nature (i.e. azotée protéique vs non protéique) et le site de digestion (i.e. l’azote digéré dans le rumen vs dans l’intestin grêle). Poussée à son extrême, cette approche conduit immanquablement à minimiser les pertes azotées fécales, mais risque d’augmenter les pertes azotées urinaires (cf. Infra).

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8Le système des protéines digestibles dans l’intestin en vigueur en Belgique (Beckers, 2006) évite ce type d’erreur en estimant pour chaque aliment la somme des acides aminés digestibles dans l’intestin (i.e. la valeur DVE, darmverteerbaar eiwit) en fonction de la nature des composés azotés contenus dans les aliments et des mécanismes digestifs opérant principalement dans le rumen et l’intestin grêle des ruminants. Suivant ce système, les aliments possédant un rapport DVE/MAT élevé sont les meilleurs candidats pour limiter les pertes azotées fécales (Figure 1) mais aussi urinaires (cf. Infra). Schématiquement, de tels aliments optimisent la fermentescibilité des composés azotés, la synthèse des protéines microbiennes dans le rumen et la digestibilité intestinale des protéines tout en minimisant la fraction de la MS non digestible dans le tube digestif.

2.2. Les pertes azotées urinaires

9Comme tout autre mammifère, la voie urinaire est celle employée par les ruminants pour éliminer du métabolisme les composés azotés inutiles sous la forme d’urée. Les femelles en lactation en éliminent une partie via le lait produit.

10Au niveau métabolique, les cellules animales fonctionnent principalement au départ des acides aminés issus de la digestion dans l’intestin grêle pour synthétiser des protéines, dont la composition en acides aminés est stricte et définie par le code génétique. D’autre part, cette synthèse protéique réclame que les cellules disposent d’énergie pour la réaliser.

11Partant de ces règles fondamentales, il est possible de réfléchir l’importance des pertes urinaires et définir les conditions pour les minimiser. Conceptuellement, les pertes urinaires sont fonction du bilan des composés azotés au niveau du rumen et de l’animal et de la satisfaction des besoins énergétiques de l’animal.

12Le bilan des composés azotés au niveau du rumen. Les micro-organismes hébergés dans le rumen sont vitaux pour les ruminants car ils leur permettent d’extraire de l’énergie au départ des hydrates de carbone de structure et de synthétiser des protéines au départ de composés azotés non protéiques pour satisfaire ses besoins d’entretien et de production. Ces deux actions sont intimement liées au sein du rumen par le fait que l’ampleur de l’une dépend de l’efficacité de l’autre. La valeur OEB (onbestendige eiwit balans ou bilan des protéines dégradables) de chaque aliment permet de statuer sur ces deux actions.

13Par définition, la valeur OEB d’un aliment s’estime par la différence entre les quantités de protéines microbiennes synthétisées dans le rumen en fonction des apports en azote (MREN, microbieel ruw eiwit op basis van stikstof ou protéines microbiennes correspondant à la teneur en azote fermentescible dans le rumen) et des apports en énergie (MREE, ruw eiwit op basis van energie ou protéines microbiennes correspondant à la teneur en énergie fermentescible dans le rumen) pour les micro-organismes. Un aliment caractérisé par une valeur OEB positive implique que les micro-organismes disposent d’un excès d’azote fermentescible par rapport à l’énergie fermentescible, alors qu’un aliment caractérisé par une valeur négative traduit l’inverse. Une valeur OEB nulle signifie que les micro-organismes disposent de 24 g d’azote fermentescible par kg de matière organique fermentescible (MOF).

14La valeur OEB d’une ration se calcule en sommant les valeurs OEB de chaque aliment au prorata de leur taux d’introduction. Cette valeur peut ainsi être négative ou positive, voire nulle. Théoriquement, une valeur OEB nulle de la ration est compatible avec un fonctionnement optimal du rumen, mais dans la pratique la valeur est le plus souvent positive et rarement négative.

15Lors de l’emploi d’une ration à valeur OEB positive, l’excès d’azote fermentescible dans le rumen est rapidement géré par le ruminant via la synthèse d’urée au niveau du foie au départ du NH4+ ruminal en excès et absorbé par le sang. Cette capacité est importante au niveau du ruminant mais possède ses limites qui, une fois dépassées, peuvent conduire à l’alcalose. L’urée synthétisée dans le foie est éliminée principalement par l’urine et secondairement chez les femelles en lactation par le lait. Il faut garder à l’esprit que chaque augmentation de 100 g d’OEB par animal et par jour induit un rejet azoté supplémentaire de 16 g, soit une perte de pratiquement 6 kg d’azote par animal et par an !

16Réduire les pertes azotées au niveau urinaire demande d’employer des rations dont les valeurs OEB sont proches de zéro. Techniquement, diminuer la valeur OEB d’une ration réclame de substituer des aliments à OEB élevé par des aliments à OEB plus faible voire négatif, soit de favoriser des aliments riches en matière organique fermentescible au détriment des aliments riches en azote fermentescible (Figure 2).

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17L’emploi de rations à OEB négatif n’est pas usuel chez les bovins et interpelle sur le fonctionnement correct des micro-organismes du rumen. En effet, un manque d’azote fermentescible risque de limiter la production de protéines microbiennes mais pourrait aussi pénaliser les activités fermentaires de ceux en ayant le plus besoin. C’est principalement le cas des micro-organismes responsables de la fermentation des hydrates de carbone de structure. Or, tout ralentissement de cette fermentation induit inéluctablement une chute de l’ingestion de l’animal par un effet d’encombrement du rumen.

18La réponse du ruminant à l’ingestion d’une ration à OEB faible voire négatif est variable selon la catégorie animale. Les travaux menés au sein du laboratoire ont démontré que les taurillons en croissance intensive peuvent correctement fonctionner avec des rations à valeur OEB faible voire négative (Valkeners et al., 2004 ; Valkeners et al., 2005 ; Valkeners et al., 2006 ; Valkeners et al., 2007 ; Valkeners et al., 2008). Cette capacité leur est conférée par la possibilité de recycler de l’N sanguin au sein du rumen et ainsi de palier tout ou en partie à la carence de la ration en N fermentescible. Selon les travaux menés, cette capacité journalière est de l’ordre de 30 g d’N recyclable dans le rumen pour des taurillons en croissance. Pratiquement, cette valeur permettrait d’employer des rations dont la valeur OEB est au minimum de -20 g·kg-1 MS. Ce scénario a été validé lors d’un essai de croissance engraissement pour une ration contenant une proportion d’amidon inférieure à 20 % de la MS (Tableau 1 ; Decruyenaere et al., 2009). Pour des rations à teneur plus élevée en amidon, la synthèse des protéines microbiennes reste insuffisante par rapport à l’optimum malgré le recyclage réalisé, les performances animales sont diminuées (de 10 à 15 %) ainsi que l’ingestion de la ration (de 5 à 10 %) (Valkeners et al., 2008).

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19Ces travaux montrent donc que les taurillons peuvent exprimer des performances de croissance élevées avec des rations dont la valeur OEB est très proche de 0 de manière générale, voire négative (-20 à -5 g OEB·kg-1 MS) lorsque la ration contient moins de 20 % d’amidon. Globalement, réduire l’OEB des rations permettrait de réduire les rejets azotés de 10 à 25 % pour le taurillon BBBc en croissance – engraissement, selon nos estimations.

20Sur base de ces résultats, il est plus que probable que la vache allaitante puisse aussi correctement fonctionner avec des rations à valeur OEB faible, voire négative, compte tenu de ses besoins alimentaires et de sa capacité d’ingestion.

21Par contre, pour la vache laitière, des travaux essentiellement menés à l’étranger démontrent que si elle est aussi capable de recycler des quantités importantes d’azote dans son rumen (Marini et al., 2008), il est cependant prudent de conserver une valeur positive à la ration, eu égard à ses performances (Calsamiglia et al., 2010). En effet, des valeurs négatives et proches de 0 s’accompagnent d’une chute de l’ingestion pénalisant les performances de production laitière. Cette chute d’ingestion est principalement la conséquence d’une réduction de la vitesse de fermentation des hydrates de carbone de structure dans le rumen. Il s’ensuit une augmentation de l’encombrement de la ration.

22S’il est prudent de conserver une valeur OEB positive à la ration de la vache laitière, il est plus délicat de définir la valeur maximale admissible. Comme mentionné précédemment, un large excès de protéines fermentescibles peut toutefois conduire à l’alcalose chez le bovin et génère un supplément d’excrétion azotée dans l’environnement.

23Nous terminerons cette partie en prodiguant des conseils concernant le bétail d’élevage. Le mécanisme de recyclage est opérant pour autant que le rumen soit non seulement développé mais surtout fonctionnel, c’est-à-dire que ses micro-organismes soient capables de synthétiser des protéines au départ d’azote non protéique. De ce point de vue, les rations à valeur OEB négative ou proche de 0 sont certainement à réserver aux bovins de plus de six mois, voire d’un an d’âge.

24Le bilan des composés azotés au niveau de l’animal. Pour fonctionner et produire du lait ou du muscle, le bovin a besoin de disposer d’acides aminés issus de la digestion des protéines dans l’intestin grêle. Les apports alimentaires et les besoins des animaux sont exprimés sous forme de DVE. De nos jours, les besoins et les apports sont relativement bien documentés pour la gamme principale d’aliments utilisables à la ferme et pour les différentes catégories animales. À la différence des porcs et des volailles, pour qui apports et besoins sont exprimés en acides aminés individuels, ces valeurs sont synthétisées sous la forme de protéines totales et non en ses composantes individuelles en acides aminés chez les bovins. Nonobstant, des travaux ont été conduits en Région wallonne pour les estimer en termes d’acides aminés dans les aliments (Beckers et al., 1995 ; Beckers et al., 1996), chez les taurillons BBBc en croissance – finition (Froidmont et al., 2000 ; Froidmont et al., 2001 ; Froidmont et al., 2002) de manière à combler ce vide. Faute de mieux, il est manifeste que le rationnement pratique conduit le plus souvent à augmenter les apports par rapport à la recommandation, de manière à limiter les effets de cette incertitude sur les performances animales. Quoique légitimes dans une certaine mesure, des apports en DVE excédentaires par rapport aux besoins conduisent à augmenter les pertes azotées urinaires. En effet, tout excès de protéines digestibles par rapport aux besoins s’accompagne de la catabolisation des acides aminés sanguins excédentaires et de la production d’urée qui devra être éliminée de l’animal, car le ruminant ne peut stocker que de faibles quantités d’acides aminés sous forme libre dans son compartiment sanguin.

25Tout excès de 100 g de DVE par rapport aux besoins induit au minimum un rejet azoté de 16 g, soit à nouveau de l’ordre de 6 kg d’azote par animal sur une année. Ce rejet est minimum car la synthèse d’urée mobiliserait l’utilisation d’une fonction amine d’un acide aminé corporel, mais aussi parce que l’induction d’un supplément de DVE dans la ration se réalise toujours par l’emploi d’un aliment caractérisé par une valeur DVE/MAT inférieure à 1 (cf. Supra).

26La satisfaction des besoins énergétiques de l’animal. Si la synthèse des protéines microbiennes dans le rumen dépend en partie des apports en énergie fermentescible, la dépendance énergétique de la synthèse des protéines au sein de l’animal est aussi une réalité. Faute d’énergie en suffisance, les cellules animales ne peuvent poursuive la synthèse des protéines laitières ou animales au départ des acides aminés issus de la digestion dans l’intestin grêle. En effet, la liaison covalente qui lie les acides aminés dans une protéine n’est pas favorisée thermodynamiquement (delta G = +10 kJ·mol-1 à température ambiante) et est une des liaisons chimiques des plus énergétiques. Dans une situation de carence énergétique, le métabolisme animal favorise l’utilisation à des fins énergétiques des acides aminés digérés dans l’intestin grêle avec la production concomitante d’urée qui sera éliminée dans l’environnement et le lait.

3. Quelques recommandations pratiques

27Les règles biologiques à activer pour limiter les rejets azotés dans l’environnement sont relativement bien documentées pour les bovins. Leur transposition dans la pratique se heurte à des difficultés de différents ordres.

3.1. Rompre avec les habitudes

28Dans la pratique de l’alimentation des bovins, beaucoup de personnes associent encore trop souvent la qualité d’un aliment ou d’une ration à sa teneur en protéines totales. S’il est manifeste que les micro-organismes et les cellules animales doivent disposer de composés azotés, il importe de réfléchir leur nature et leur quantité et de cibler au mieux les aliments répondant à ces deux types de besoins, comme précisé précédemment. Il existe hélas encore de trop nombreuses situations pour lesquelles la nutrition azotée est pléthorique à la fois pour les micro-organismes du rumen et les cellules de l’animal. Il importe de rompre avec la conception historique que la qualité d’une ration est fonction de sa teneur en protéines totales ! Du point de vue azoté, la qualité d’une ration est principalement fonction de ses valeurs OEB et DVE au regard des besoins des micro-organismes du rumen et des animaux, respectivement. Ainsi, pour deux rations possédant la même valeur DVE par kg de MS, leur teneur respective en protéines totales peut être très différente. Celle présentant la teneur en MAT la plus élevée affichera aussi une valeur OEB très positive et induira chez le bovin qui l’ingère des rejets azotés plus élevés.

3.2. Éviter l’utilisation des protéines à des fins énergétiques

29Dans les exploitations agricoles, l’énergie constitue le plus souvent l’élément limant chez les bovins au potentiel élevé de production. Bien que des aliments riches en énergie existent, leur emploi en pratique est complexe et n’est pas sans danger.

30Les aliments riches en matière organique fermentescible sont le plus souvent constitués de graines ou de coproduits de graines riches en amidon, dont l’ampleur et la cinétique de la digestion dans le rumen peuvent induire une acidose ruminale peu compatible avec le fonctionnement correct du rumen et de l’animal. Au contraire des porcs et des volailles, chez le ruminant, les aliments riches en lipides doivent être dosés avec une grande prudence. En effet, les lipides disponibles dans le rumen perturbent très vite le fonctionnement des micro-organismes et les lipides disponibles pour l’animal en excès modifient la lipogenèse au sein de la glande mammaire. Enfin, les aliments riches en amidon résistant à la dégradation dans le rumen (i.e. by-pass) sont nettement moins nombreux.

31Face à cette situation, il est manifeste que la tendance est de surdoser la teneur en DVE des rations pour les animaux au potentiel de production élevé, sachant que l’excès de DVE par rapport au besoin permettra de combler le manque d’énergie au sein de l’animal. Cette pratique privilégie généralement les aliments riches en DVE par kg de MS afin de minimiser leurs effets sur l’ingestion des autres aliments. L’excès de DVE par rapport aux besoins augmente les rejets azotés des bovins (cf. 2.2.).

3.3. Mieux jauger la valeur OEB des rations

32Comme précisé précédemment (cf. 2.2.), des valeurs OEB journalière positives concourent à augmenter les rejets azotés urinaires des bovins. Réduire les valeurs OEB des rations permet de les limiter. Cette réduction doit cependant se réfléchir, d’une part, en fonction de la catégorie de bovins (taurillons en croissance et vache allaitante vs vache laitière) et, d’autre part, en fonction des fourrages de base de la ration. De ce dernier point de vue, les exploitations agricoles disposant d’ensilage de maïs, de pulpe surpressée de betteraves ou encore de céréales peuvent atteindre plus facilement cet objectif que les exploitations n’en disposant pas. Or, cette disponibilité est essentiellement arbitrée par les conditions pédo-climatiques figées de chaque exploitation.

33Dans le premier cas, il serait opportun de définir un cadre de travail favorisant la confection de rations à valeur OEB réduite selon la catégorie animale et de gratifier les exploitations s’inscrivant dans ce cadre. La modulation de la charge polluante des animaux au départ d’éléments factuels de l’exploitation est une voie intéressante à développer au sein de la Région wallonne en vue de stimuler une réduction des rejets azotés par les bovins.

34Dans les autres cas, imposer une réduction de la valeur OEB des rations majoritairement basées sur les produits de la prairie constituerait par contre un non-sens. Du point de vue technico-économique, généraliser une complémentation systématique au pâturage destinée à réduire la valeur OEB est contre productive dans bien des situations pratiques. De plus, elle minimiserait l’aptitude des ruminants à transformer l’herbe en produits consommables par l’homme. Des travaux repris dans ce numéro spécial démontrent en outre que la prairie est capable de valoriser de plus grandes quantités d’N organique par rapport aux terres de culture (Hennart et al., 2013).

35Nonobstant, la recherche et le développement doivent définir en Région wallonne des itinéraires techniques qui permettent de répondre aux objectifs d’une production de biomasse herbeuse minimisant autant que faire se peut les rejets azotés des animaux la transformant en lait et viande. Atteindre cet objectif conduira à produire de l’herbe dont le rapport DVE/protéines totales est élevé, soit de lui conférer des caractéristiques permettant au ruminant de mieux valoriser ses composés azotés. Actuellement, ce rapport est compris entre 0,33 et 0,75 g DVE·g-1 MAT en Région wallonne pour les herbes dosant au minimum 12 % de protéines totales par rapport à la MS (Decruyenaere, communication personnelle). Suivant ce set de données, il est manifeste que ce rapport est positivement influencé par la digestibilité de la matière organique (i.e. la teneur en VEM ou VEVI) et négativement influencé par la teneur en protéines totales. En finalité, la question à laquelle la recherche en Région wallonne doit répondre est de savoir quelles sont les pratiques techniques à appliquer selon les conditions pédo-climatiques pour produire une telle biomasse herbacée au sein des exploitations agricoles ?

36Une alternative prometteuse consisterait à pouvoir piloter la protéolyse ruminale des protéines des produits de la prairie. Cette alternative devrait se baser sur le contrôle dans le rumen des activités microbiennes de dégradation des protéines des produits de la prairie. De cette manière, la valeur OEB des produits de la prairie devrait diminuer au profit de la quantité de protéines by-pass, soit la valeur DVE de ces aliments. Le développement de cette stratégie serait non seulement bénéfique pour les produits de la prairie, mais profiterait aussi à d’autres aliments produits sur le territoire wallon qui souffrent d’un handicap similaire comme les graines des protéagineux.

37Pour les produits conservés de la prairie, la situation dépend de la nature du produit. Les foins produits en Région wallonne présentent le plus souvent des valeurs OEB induisant peu de pertes azotées urinaires chez les bovins les ingérant, voire ils requièrent une complémentation énergétique et azotée lorsque leur valeur alimentaire est faible à médiocre. Cette situation est la conséquence du stade de coupe généralement pratiqué pour produire ce foin.

38La situation est très différente pour les ensilages d’herbe et embrasse des aliments à valeur OEB très positive et des aliments à valeur proche de zéro, voire négative ! Cette diversité de situations résulte de la nature du fourrage récolté et des conditions d’ensilage. Concernant la nature du fourrage récolté, les concepts présentés pour l’herbe fraiche sont d’application.

39Le processus d’ensilage permet de disposer d’un aliment humide conservable de nombreux mois suite à une acidification de sa masse. Ce processus a des implications sur la valeur énergétique et protéique de l’herbe. L’acidification de la masse se réalise par la fermentation des sucres solubles de l’herbe, en conséquence la valeur énergétique du fourrage conservé est toujours inférieure pour l’animal à celle de l’herbe sur pieds. Elle concoure aussi à augmenter la valeur OEB par manque de matière organique fermentescible disponible pour les micro-organismes du rumen. Le processus fermentaire dans le silo modifie aussi la nature des composés azotés, avec pour résultat final une augmentation de la teneur en N ammoniacal du fourrage, qui se concrétise par une valeur DVE et OEB, respectivement, diminuée et augmentée par rapport au fourrage sur pieds. Cette situation rend encore plus complexe la valorisation des ensilages d’herbe par les bovins pour produire de la viande et du lait, tout en minimisant les rejets azotés dans l’environnement.

40La disponibilité en eau et le pH de la masse sont les deux facteurs influençant l’importance de la protéolyse dans le silo. Le préfannage du fourrage et/ou l’induction d’une chute rapide et intense du pH par fermentation lactique la réduisent fortement. Dans cette situation, on ne peut que répéter de prendre toutes les dispositions requises au sein des exploitations pour optimiser les conditions de réalisation des ensilages d’herbe.

4. Conclusion

41Ce rapide tour d’horizon des règles de base concernant les processus digestifs et métaboliques des composés azotés chez le ruminant permet d’identifier les principes à mettre en œuvre pour optimiser l’efficience azotée chez ces animaux. Constituer des rations alimentaires respectant au mieux les recommandations alimentaires pour l’animal et son rumen reste la règle de base à appliquer au sein des exploitations agricoles. Son non-respect conduira à augmenter les rejets azotés dans l’environnement.

42En pratique, de nombreuses dérogations sont vécues au quotidien dans les exploitations agricoles. Elles résultent en partie de la nature des fourrages disponibles sur l’exploitation et de la difficulté toujours croissante de satisfaire les besoins énergétiques des animaux à haut potentiel de production. Il serait toutefois opportun de développer au sein de la Région wallonne un système qui encourage l’amélioration continue de l’efficience azotée des bovins. Un tel système devrait cependant être à géométrie variable en fonction des conditions pédo-climatiques de l’exploitation, car elles affectent profondément la nature et les quantités des fourrages et des autres aliments produits sur l’exploitation. Tout système rigide appliqué à l’ensemble de la région pénalisera de fait l’usage de la prairie pour alimenter les bovins.

43Du fait de l’importance de la prairie en Région wallonne, la recherche scientifique devrait définir des itinéraires techniques qui permettent de produire en suffisance une herbe fraiche ou conservée qui optimise l’efficience azotée des bovins. Simultanément, la modulation des activités protéolytiques dans le rumen des bovins permettrait de tendre vers le même résultat non seulement pour les produits de la prairie, mais aussi pour d’autres aliments dont la dégradabilité des composés azotés est trop élevée.

44Liste des abréviations

45BBBc : Blanc Bleu Belge culard

46DVE : protéines digestibles dans l’intestin (darmverteerbaar eiwit)

47MAT : matières azotées totales (N 6,25)

48MOF : matière organique fermentescible

49MREE : protéines microbiennes correspondant à la teneur en énergie fermentescible dans le rumen (ruw eiwit op basis van energie)

50MREN : protéines microbiennes correspondant à la teneur en azote fermentescible dans le rumen (microbieel ruw eiwit op basis van stikstof)

51MS : matière sèche

52OEB : bilan des protéines dégradables dans le rumen (onbestendige eiwit balans)

53VEM : Unité fourragère lait (Voedereenheid melk)

54VEVI : Unité fourragère viande intensive (Voedereenheid vleesvee intensief)

Bibliographie

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Pour citer cet article

Yves Beckers, «L’équilibre des rations alimentaires des bovins : quelques pistes pour améliorer l’efficience azotée», BASE [En ligne], numéro spécial 1, Volume 17 (2013), 243-250 URL : https://popups.uliege.be/1780-4507/index.php?id=9767.

A propos de : Yves Beckers

Univ. Liège - Gembloux Agro-Bio Tech. Unité d’Ingénierie des Productions animales et Nutrition. Passage des Déportés, 2. B-5030 Gembloux (Belgique). E-mail : yves.beckers@ulg.ac.be